Terence parcourut le document ; c’était un imprimé on ne peut plus sommaire et, de plus, une simple copie carbone. D’une voix faussement solennelle, il lut : « Vous êtes par la présente assigné à comparaître au palais de justice du comté de Mercer, 209 South Broad Street, Trenton, NewJersey, en tant que juré, le dix-septième jour de juin, à 8h30. Par ordre de la cour.»

Fleur vénéneuse, de Joyce Carol Oates

Joyce Carol Oates est pour moi une valeur sûre, et pourtant je n'ai lu que deux de ses romans. Auteur prolifique (sa bibliographie est impressionnante), elle aborde beaucoup de thèmes et de genres littéraires. Chacun peut y trouver son compte. En ce qui me concerne, j'ai découvert cet écrivain avec le roman Délicieuses pourritures, (l'oxymore m'avait attirée) puis j'ai poursuivi avec Fille noire fille blanche. Dans ces deux romans, nous découvrons la vie dans une université américaine. Le premier roman traite de la relation d'un professeur avec ses élèves, et le deuxième roman traite de la conquête des droits civiques. J'ai aimé ces lectures, pourtant, je ne peux pas lire Joyce Carol Oates à n'importe quel moment. Ces deux romans étaient sombres, et Oates a une telle capacité à nous faire vivre les histoires, à nous faire s'impliquer dans l'intrigue (alors même que le lecteur est un spectateur, en quelque sorte), qu'on n'en ressort pas indemne. Je ne comptais pas lire à nouveau du Oates dans les mois à venir, mais j'ai vu qu'elle avait publié des thrillers sous un nom d'emprunt, Rosamund Smith. Le résumé de Fleur vénéneuse m'a intriguée, et je me suis embarquée dans de nouvelles aventures.

Avant toute chose, je vous invite à lire l'incipit de ce roman, qui est disponible sur le site des éditions Archipoche (ici). On est plongé dans les pensées du personnage principal, qui tente de se débattre dans des eaux troubles. Cet incipit est à l'image de l'ensemble du roman : le lecteur va nager en eaux troubles tout au long du récit, se demandant sans cesse comment ça va se terminer. Le héros du roman, Terence Greene, a tout d'un citoyen américain modèle. Il a la quarantaine, une épouse, trois enfants, et dirige une fondation philanthropique. Il reçoit, au début du récit, un courrier lui annonçant qu'il est invité à se rendre à Trenton pour faire partie d'un jury au tribunal. Ce jury doit prendre une décision concernant une accusation d'agression, la présumée victime étant la mystérieuse Ava-Rose Renfrew. Terence ne le sait pas, mais il va le découvrir : faire partie du jury va changer sa vie. Au fil des pages, le narrateur distille quelques indices sur la vie du héros, montrant au lecteur que des zones d'ombre cachent une partie de son existence. Le procès est l'élément déclencheur, l'événement qui va tout changer, qui va faire qu'il y aura un avant et un après. Et à partir de ce moment-là, rien ne peut arrêter le cour des événements. Terence s'est toujours senti comme un imposteur, comme s'il ne méritait pas d'être directeur d'une organisation, ni d'être marié, d'être père, ni de faire partie de la haute société. Dès qu'il rencontre Ava-Rose, il se sent attiré par le mystère et l'exotisme qu'elle dégage. Il va tout faire pour l'approcher et apprendre à la connaître, quitte à se perdre lui-même. Mais cette perte ne serait-elle pas, plutôt, un retour aux sources, une manière de retrouver la personne qu'il était auparavant ?

Joyce Carol Oates pose des questions dans ce roman. Connaissons-nous vraiment les gens qui nous entourent ? Connaissons-nous vraiment nos parents, nos maris/femmes, nos enfants, nos amis ? Nous connaissons-nous vraiment nous-même ? Terribles questions qui pourraient vite nous rendre paranoïaques. Dans Fleur vénéneuse, les personnages se dérobent, filent entre nos doigts, filent entre les lignes. Le lecteur peut lire dans leurs pensées, et pourtant, ça ne l'aide pas à répondre aux questions qu'il se pose. Oates pose également la question de la justice. Il y a-t-il une justice dans notre monde ? Les cours de justice rendent-elles vraiment des décisions neutres et objectives ? Et même dans ce cas, on n'est jamais sûr qu'elles prennent la bonne décision. La cour dit “telle personne est coupable” : sont-ce ses actes qui la rendent coupable, ou est-ce la décision de la justice ? A l'inverse, des personnes désobéissant aux règles parviennent à échapper à la justice et à poursuivre leur vie tranquillement. 

 

La fin du roman est déconcertante. Je me suis posé mille questions en fermant le livre. Qu'est-ce que ça signifie ? Et pourquoi finir comme ça ? Et j'ai adoré ça. J'aime quand l'auteur ne donne pas toutes les clefs, quand il donne à réfléchir au lecteur, lui disant “maintenant c'est à toi, vas-y, réfléchis”. J'ai lu ce livre il y a plus d'un mois, et pourtant là, en écrivant, je pense encore à cette fin. J'aime être surprise et déconcertée. Et Joyce Carol Oates est l'auteur qu'il me faut pour ça. 

Quatrième de couverture

Terence Greene est un quadragénaire à qui tout semble avoir réussi. Mari modèle et père de famille aimant, il dirige grâce à sa belle-famille une importante fondation philanthropique.
Sa vie est bouleversée le jour où il est nommé juré lors d’un procès et qu’il croise la route de la belle et exotique Ava-Rose Renfrew, venue témoigner contre un homme accusé de l’avoir violemment agressée.
Sous le charme, il convainc les autres jurés de rendre un verdict en sa faveur, malgré de très nombreuses zones d’ombre.
Une fois le procès terminé, Terence entame une liaison avec Ava-Rose. Liaison qui se révélera dévastatrice… Terence comprendra – mais un peu tard – qu’il a butiné une fleur vénéneuse…
Première édition : Double délice (Belfond, 2000)

source de la première image : weheartit